Au cœur du terroir cubain
Publié le 20 Avril 2015
Après ce choc havanais, il est rapidement devenu évident qu’il me fallait quitter la ville. Et vite. Alors presqu’au hasard, j’ai sauté dans l’un des bus de l’unique compagnie du pays, pour me retrouver, quelques heures plus tard, dans la province de Sancti Spíritu. Malgré ses quatre-vingt mille habitants, Trinidad ne saurait plus ressembler à un petit village de campagne. Et comme en contrecoup du malaise de la Havane, je me sens soudain, ici, mieux que jamais.
Trinidad, donc. Ses rues pavées et maisons multicolores. Ses calèches, plus nombreuses que les voitures, tractées par des chevaux faméliques dont le chant des sabots fait avant l’aube office de réveil. Ses petits vieux, tapis dans l’ombre d’un porche, qui embaument les ruelles du délicieux parfum dégagé par les énormes cigares qu’ils ont greffés au bout des lèvres. Trinidad…
J’ai posé mon sac chez Georgina, qui passe ses journées à faire jacasser son infatigable perroquet. Dans sa charmante casa particular, la sexagénaire prend soin de ses quelques clients telle une seconde maman, mettant chaque jour les petits plats dans les grands pour régaler ses hôtes de sa succulente cuisine cubaine. Le ventre plein, c’est bien calé dans le fauteuil à bascule devant la maison que je prends généralement ma digestion comme prétexte pour glandouiller un peu, un bouquin à la main. Cuban style.
A un jet de pierre de la mer comme de la montagne, Trinidad est l’endroit idéal pour découvrir ce que l’arrière-pays cubain a de mieux à offrir. Alors après une première journée de détente à la plage – d’où, abusé par la fraicheur du vent saumâtre me battant la peau, je reviendrai une fois de plus affublé d’un douloureux coup de soleil – j’ai décidé de partir à la découverte des trois principales spécialités dont s’enorgueillit le pays : café, rhum et cigares.
Pour cela, nul ne saurait te conseiller mieux qu’une balade gourmande dans la Valle de los Ingenios, qui, conformément aux habitudes locales comme au programme touristique convenu, doit se faire à cheval. C’est sans surprise que, à l’instar de mon escapade équestre en Mongolie, j’en reviendrai avec le coccyx brisé et la fesse droite littéralement écorchée jusqu’au sang. Je ne dois pas être foutu comme tout le monde, mais à l’heure où j’écris ces lignes, une semaine plus tard, j’ai toujours du mal à m’asseoir…
Si l’essentiel des champs de canne a depuis longtemps migré un peu plus au nord, la vallée n’en reste pas moins le centre historique de la production sucrière. Au cours du XIXème siècle, c’est essentiellement ici que trimèrent sous les coups de fouets moult esclaves tout juste débarqués du continent africain, dont les descendants constituent aujourd’hui une grosse partie de la population. Après une bonne heure de slalom entre palmiers et plantations, le temps est venu d’effectuer une première pause afin de goûter le jus de canne fraichement pressé par Asniel, ainsi que l’alcool qu’il en tirera bientôt. Miam.
Pour passer au café, il faudra ensuite reprendre les montures et grimper quelques kilomètres dans les montagnes. C’est là que Jusen et sa famille cultivent leur grain depuis plusieurs générations. Installé dans une cabane au bord du sentier, le boute-en-train propose de déguster son breuvage à quiconque croisera son chemin. A le voir moudre en chantant, battant le rythme de son pilon comme sur un tambour, difficile de refuser – même si, comme moi, tu as habituellement le café en horreur. Alors que le liquide noir entre en contact avec mes papilles, je parviens sans trop de difficulté à réfréner la grimace de dégoût qui tord généralement mon visage. Mieux, je réalise y prendre même un certain plaisir. Piètre connaisseur, j’avoue ne pas savoir si je me laisse emporter par l’enthousiasme du producteur ou si je suis réellement tombé sur une marchandise de qualité. Dans le doute, je vais fourrer quelques grains dans mon sac, il sera toujours temps d’interroger les experts à mon retour en France…
En ce qui concerne la troisième (et accessoirement principale) spécialité, force est désormais de reprendre la route pour rallier l’autre coté de l’île. Direction Viñales, capitale incontestée du cigare. C’est dans la terre rouge de cette superbe vallée que pousse la quasi-totalité du tabac cubain. Une ballade à cheval ? Ah, non merci mon brave, tu m’auras pas deux fois. A pied ça sera tout aussi bien. Ou à vélo, tiens – même si mon postérieur n’a toujours pas complètement cicatrisé.
En discutant avec les campesinos qui s’affèrent en cette saison à labourer leurs champs, je ne tarderai pas à tout savoir du processus de fabrication des précieux tabacos. Après avoir poussé de septembre jusqu’à la veille du nouvel an, les plans sont récoltés lorsqu’ils atteignent près d’un mètre quatre-vingt de hauteur. Suspendues dans un secadero, on fait alors sécher les feuilles pendant quatre mois, avant de les laisser fermenter une première fois, durant quarante cinq jours supplémentaires.
Là, le gouvernement impose aux paysans de lui vendre quatre-vingt-dix pour cent des récoltes, qui seront utilisées dans les fabriques d’Etat pour produire en masse les cigares les plus célèbres du monde, vendus à prix d’or. Les dix pour cent restants – dont chacun pourra disposer à sa guise, en consommation perso ou, surtout, en vente directe aux touristes – sont alors fermentés une seconde fois dans un mélange de fruits, miel et rhum, selon une recette secrète propre à chaque exploitant. Les feuilles seront ensuite libérées de leur nervure centrale (qui contiendrait la majeure partie de la nicotine) avant d’être roulées à la main. Voilà, après pas moins d’un an de travail, tu as enfin ton cigare.
Pas plus que le café, le tabac ne fait guère partie de mes vices habituels. Mais quel sacrilège serait-ce que de quitter le pays sans essayer de fumer sa plus prestigieuse spécialité ? Surtout que là, pas besoin de te brûler les bronches en inspirant profondément : la fumée ne doit théoriquement pas aller plus loin que la bouche. Bien, j’aurai l’air moins con que les fois où j’ai lamentablement essayé de tirer sur une cigarette-qui-fait-rire. Point de toux, point de larme. Juste un délicat fumet qui s’imprime au bout de ma langue, tandis que l’enivrant effluve continue de charmer mes nasaux. Merci Cuba.