(Sur)vie rurale et choix d’avenir
Publié le 20 Juillet 2014
Après quatre jours de cheval et quarante-huit heures de Naadam, Bayar s’est finalement décidé à m’envoyer travailler un peu plus sérieusement, là haut dans la vallée, chez sa belle-sœur Oth et sa je-n’ai-pas-compris-quoi prénommée Dijima. Y étant déjà rapidement passé lors de ma balade équestre, je savais à peu près à quoi m’attendre. Heureusement d’ailleurs… Clairement, on est bien loin du wwoofing quatre étoiles de Greve in Chianti, mais le but étant de découvrir la vie rurale mongole, je n’aurais pas pu mieux tomber.
C’est à nouveau sur mon fidèle Bor que je remonte encore une fois cette belle vallée, que j’ai appris à connaître comme ma poche. Des cavaliers, on en croise toujours quelques uns qui se promènent pour rabattre leurs troupeaux. Mais, modernité oblige, les fidèles montures animales se sont le plus souvent transformées en bruyantes motos, dont l’écho s’engouffre loin entre les collines. D’un coté, je ne peux m’empêcher de me dire que c’est bien dommage, que quelque chose risque de se perdre, mais, en même temps, les mongols seraient-ils condamnés à monter éternellement leurs destriers pour perpétuer une tradition ancestrale déjà quasi-anachronique ?
Presque deux heures de chevauchée seront nécessaires pour rejoindre la ferme depuis le village. Enfin… On appellera ça une ferme parce qu’il faut bien lui donner un nom, mais, ayant connu des cabanes à outils qui avaient plus fière allure, je ne suis même pas sûr que le terme soit réellement approprié. Irrémédiablement déformée par le poids des années s’appuyant sur une conception approximative, la maisonnette tient à peine debout et sa porte ne ferme plus qu’à grands renforts de coups de pied.
Les murs sont constitués de ridicules planchettes de bois clouées tant bien que mal les unes aux autres, laissant passer de frigorifiques courants d’air nocturnes par les innombrables interstices qu’on n’a jamais pris la peine de colmater. En cette nuit d’orage, le vent met à l’épreuve l’étanchéité du toit, manifestement dépassé par les évènements à en juger par la flotte que je me ramasse sur la tronche. Quand je pense qu’en ce moment, au pic de l’été, je porte une doudoune un jour sur deux, je n’ose même pas imaginer en plein hiver lorsque la température descend jusque moins vingt, moins trente, moins quarante degrés…
La précarité ne s’arrête malheureusement pas à l’architecture. Ici, on cuisine par terre après avoir marché dans la merde. Des pattes de yacks ensanglantées attendent sagement sous mon lit qu’on veuille bien en faire quelque chose, à coté du yaourt fraichement empoté et des biscuits périmés. Oth a une méthode bien à elle pour faire fumer les morceaux de viande que Dijima vient de suspendre au plafond : enfumer toute la baraque en cramant des bouses séchées, alors bien sûr que nous sommes tous à l’intérieur ! Bienvenue dans l’aquarium mongol. Bref, les exemples de la sorte sont légion et je suis à chaque fois un peu plus surpris, mais les deux femmes ont l’air de trouver tout cela normal. Soit.
La cuisine est basique mais pas dégueulasse, même si je m’efforce de ne pas essayer d’identifier ce qu’il y a dans mon assiette. Seuls les cheveux – ou poils de yack ? – qui se retrouvent systématiquement dans mon bol sont trop flagrants pour être ignorés. Ça doit vraiment être un nid à saloperies ici, mais jusque-là mon estomac tient le choc…
L’essentiel du travail consiste à assouvir les besoins primaires. Dijima attèle un yack énorme, dont l’encolure lui arrive au dessus des épaules, pour aller puiser de l’eau à la rivière. Les troupeaux sont en train de pisser dedans mais ça n’empêchera pas d’en faire du thé une demi heure plus tard. La bête montera ensuite péniblement jusqu’à la forêt pour redescendre le bois qu’on aura chargé sur sa carriole. Là résidera d’ailleurs le gros de mon travail à la ferme : couper suffisamment de bûches pour que ces dames ne meurent pas de froid l’hiver venu. Ne reste plus qu’à s’occuper des bêtes, ce qui inclut principalement de traire les yacks, ramasser les bouses et leur courir après dans la vallée pour les raccompagner jusqu’à leur enclos. Réveil tôt, coucher tard. On ne force pas sur les loisirs et les temps de repos.
Et pourtant, elles gardent le sourire. Je me demande si elles sont vraiment heureuses dans cette difficile vie rurale. Perso, c’est loin de me vendre du rêve, mais j’ai eu l’occasion de rencontrer des Nikola ou des Sergueï qui n’aspiraient pas à beaucoup plus. Alors, après tout, pourquoi pas ?
Je ne peux néanmoins m’empêcher de voir une différence fondamentale entre Nikola, habitant dans une forêt croate avec ses moutons, et Oth, vivant de son troupeau de yack dans une vallée mongole : la possibilité de choisir son avenir. Le premier a pu décider que c’était la vie qu’il voulait mener, parmi une infinité de possibilités, tandis que la seconde était prédestinée à passer sa vie dans une misérable cabane. Peut être s’y plait-elle. Sans doute, même. Mais si ce n’était pas le cas ? Et si elle rêvait d’autre chose, quelle alternative ?
Choix contre fatalité. Il me semble finalement que là réside une des différences majeures entre nous occidentaux et les populations de pays moins privilégiés. Sans chercher plus loin à comparer vainement les bons et mauvais cotés de chaque civilisation, je suis soudain épris d’une profonde gratitude. Reconnaissant de venir d’un monde qui m’offre la possibilité de faire des choix, de tracer mon propre chemin. Ce qui n’est malheureusement pas donné à tout le monde…